La Vieille Fille et le Viking : scènes coupées

« In writing, you must kill all your darlings » : lorsque vous écrivez, vous devez tuer tous vos [passages] chéris. Cette phrase est devenue un pilier des conseils prodigués aux auteurs, reprise dans de nombreux manuels, guides et vidéos pratiques, en tout cas dans le monde anglo-saxon. Je la pensais d’Hemingway, avant de la trouver attribuée à William Faulkner ; il s’avère en fait qu’elle nous vient d’une série de cours donnés à Cambridge par un certain Arthur Quiller-Couch, en 1913-1914. Il faut dire que c’est une règle d’une efficacité redoutable.

Pourquoi tuer ses moments chéris, ses personnages préférés, ou des lignes de dialogues qui nous font toujours sourire ? Il y a plusieurs raisons à cela, mais la plus simple est : pour préserver l’ensemble du texte. Un roman, un livre de manière générale, est un ensemble complexe qui se compose de plusieurs niveaux. Il y a la scène, le chapitre, mais aussi l’ensemble de la structure du livre. Le problème, c’est qu’on se retrouve toujours au plus petit niveau quand on écrit, le nez sur une phrase ; il faut parfois savoir se reculer pour regarder l’ouvrage dans son ensemble. Et même si la phrase qu’on vient d’écrire sonne bien, roule sur la langue, est parfaite, drôle, géniale… Si elle ne colle pas dans l’ensemble général, si elle flanque toute l’intrigue par terre, alors tant pis. Il faut se résoudre à s’en débarrasser.

Depuis les tous premiers jets, il y a eu beaucoup de gros changements dans La Vieille Fille et le Viking ; j’ai pu récupérer certaines choses d’une version à l’autre, mais nécessairement, des passages ont dû passer à la trappe, parce qu’ils n’avaient plus aucun sens ou ne pouvaient plus rentrer dans le contexte. Voici un petit échantillon de certains de ces passages que ça m’a fait mal au cœur d’abandonner dans mon sillage… Et croyez-moi, j’ai même été obligée d’appliquer le précepte de « kill your darlings » à cette sélection tant j’ai réveillé de fantômes en me replongeant dans ces anciennes versions !

Les difficultés de Faraldr à se faire au monde moderne :

« Faraldr fronça les sourcils, mais le seigneur Armand s’était déjà tourné vers la dame Mathilde, et s’employait à présent à lui faire des grimaces par-dessus son livre pour attirer son regard. Il l’avait déjà vu adopter ce genre de comportement, et il savait maintenant qu’il ne devait pas intervenir. Au début, il avait été choqué de voir la dame Mathilde subir ce qu’il considérait comme des injures sans que personne n’intervienne, et il s’était interposé en adoptant son air le plus menaçant pour faire comprendre à Armand qu’il ne tolérerait pas que l’on manque à ce point de respect à celle qui l’avait sauvé en sa présence. Il était peut-être infirme, et le seigneur Armand était peut-être un excellent combattant, mais il avait quand même une carrure plus imposante, et il avait vu toutes les personnes présentes se tendre visiblement. La dame Mathilde était intervenue, posant une main sur son bras et lui expliquant qu’elle et Armand se connaissaient depuis l’enfance, et qu’ils étaient comme frère et sœur. Il avait entendu raconter l’histoire sanglante de bien des frères et sœurs qui s’étaient fait la guerre pour moins que ça, mais apparemment ce genre de comportement était toléré dans ce siècle. »

Joséphine, qui produit toujours un bel effet à la première rencontre :

« Armand et Margaret échangèrent un regard.

— Eh bien, le moins qu’on puisse dire c’est que cette mécanicienne ne nous aime pas vraiment.

— Non, en effet… mais j’imagine que je n’ai pas trop à m’inquiéter sur la tenue des hommes. Je parie que pas un seul n’osera l’approcher une fois qu’ils auront fait connaissance.

— En tout cas, je comprends mieux pourquoi ma tante semble l’apprécier. Elles sont aussi… particulières l’une que l’autre, remarqua Mathilde avec un léger sourire.

— Particulières ! Tu es bien gentille.

— Elle a sans doute ses raisons d’être comme ça.

— Oui, bien sûr… je te préviens, si tu commences à vouloir en faire ton amie et qu’elle te pousse dans un fourneau, je m’en lave les mains. »

Les parents de Mathilde, qui apparaissaient dans une des premières versions :

« Monsieur d’Amoys se dérida aussitôt: il laissait à son épouse le soin de s’organiser, et lui faisait une confiance absolue dans ce genre d’occasion – en fait, il lui faisait une confiance absolue dans toutes les occasions. Il se retourna donc vers son invité avec un sourire.

— Venez, allons à la recherche de ces dames. Elles sont sans doute dans le salon vert, c’est le quartier général de Madame.

— À vous entendre, elle s’est transformée en amiral et votre maison en vaisseau, rit son interlocuteur.

— Pas seulement à m’entendre, mon ami ! Elle vaut n’importe lequel de nos officiers les plus hauts gradés, croyez-moi. Si vous voulez mon avis, notre Empereur devrait étudier de plus près l’éducation des femmes comme elle, et appliquer ces recherches à former les officiers; nous serions rapidement à la tête du plus grand empire au monde !

— Ah, mais ça ne saurait tarder, de toute manière.

Hubert sourit à cette réponse, prévisible de la part d’un officier de l’armée aéroportée, mais tout de même quelque peu naïve, et s’avança dans le couloir sans répondre.

Le salon de musique était une pièce très lumineuse, meublée avec goût par sa propre mère, une mélomane hors pair ; lui-même y passait assez peu de temps, mais il réalisa tout de même que plusieurs choses n’allaient pas. Un guéridon manquait, des meubles avaient été déplacés, et il ne se rappelait pas avoir jamais vu une pile de bois dans cette pièce dépourvue de cheminée, encore moins du merisier verni.

Il ne se rappelait pas non plus y avoir jamais vu un étranger, sale et apparemment récemment amputé d’un bras, inconscient sur le sofa. »

Et enfin, une démonstration supplémentaire de l’amour d’Armand pour l’escrime

« Armand saisit un briquet court et fit quelques passes contre un adversaire invisible, testant le poids et l’équilibre de la lame. Il préférait les rapières, mais les sabres longs et courts étaient la grande mode dans l’armée aéroportée. Même si les armes à feu étaient à présent l’arme de prédilection de toutes les armées, les corps d’officier appréciaient toujours une belle lame, que ce soit pour les occasions officielles ou au combat. Lui-même ne sortait jamais sans pistolets lors d’un abordage, comme certains fous dont il avait entendu parler. Ces fous faisaient en général long feu, et on n’évoquait plus leur sens de la chevalerie que dans leur épitaphe. Non, il aimait les armes blanches, et ne se séparait jamais ni de sa rapière ni d’un poignard discret mais efficace lors d’une bataille ; mais il devait bien admettre que les armes à feu lui avaient à de maintes reprises sauvé la vie.

Un mouvement derrière lui le fit se retourner brusquement, en garde, son sabre pointé devant lui par réflexe ; mais ce n’étaient que Mathilde et Faraldr, réalisa-t-il aussitôt. Il n’eut cependant même pas le temps de baisser son arme: en un instant, Faraldr s’était interposé, poussant vivement sa compagne derrière lui et se tendant, comme prêt à bondir. Armand baissa lentement son briquet tout en levant son autre main, essayant de paraître aussi inoffensif que possible, et Mathilde laissa échapper un rire nerveux en attrapant l’épaule gauche du viking. Une fois que Faraldr se fut reculé, il alla reposer le briquet à sa place sur le mur, puis se retourna vers eux.

— Vous me cherchiez, ou est-ce que notre ami a juste une soudaine envie d’essayer les armes d’une autre époque ? demanda-t-il à Mathilde.

— Je te cherchais. Tu ne m’as toujours pas donné ta lettre de recommandation pour le prothésiste, lui rappela Mathilde en s’approchant, les mains sur les hanches.

— Mille excuses. Je l’ai écrite. Je te la donnerai tout à l’heure.

Il ne l’avait en vérité pas rédigée, mais pourquoi lui avouer alors qu’elle le savait déjà pertinemment, au vu de ses sourcils levés ? Elle le connaissait trop bien et depuis trop longtemps. La réciproque était vraie, mais étrangement, il ne se rappelait pas avoir jamais eu l’occasion d’utiliser son savoir pour la prendre en flagrant délit de… De quoi que ce soit. Margaret respectait les règles, écrites ou non, et n’était jamais surprise en train de les braver. »

J’espère que cette petite plongée dans les « scènes coupées » de La Vieille Fille et le Viking vous aura plu. N’hésitez pas à venir discuter dans les commentaires !

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